Elle se cramponne au siège comme s'il s'agissait du dernier point de rattache avec le sol, la sécurité du bitume sous les talons. Pas de chance, l'avion réussi tout de même à décoller. Après tous ces trajets, elle est toujours autant affolée à l'idée de s'envoler, et une fois de plus, ses yeux hésitent à se fermer sous des paupières scellées au plomb ou à rester grands ouverts pour surveiller les opérations. Le résultat consiste en un clin d'oeil disgracieux qui suffit tout de même au steward qui patrouillat par là à s'imaginer rentrer accompagné ce soir, à Seattle. Il lui proposera une madeleine au chocolat sous vide dès que l'avion sera stabilisé. On n'a pas idée de l'effet d'une gourmandise sous vide gratuite à des kilomètres au-dessus du sol.


Le crash (Déchirure), huile sur planche récupérée 40x25 cm

Applaudissement. Le spectacle est fini. Long et cher, parsemé de son lot de pleurs, de quintes de toux, de musique s'échappant des oreilles, de fous rires que l'on tente d'étofufer, de sièges qui grincent entre la position allongée et assise, de talons qui remontent l'allée centrale, du clap des compartiments à bagages; tout le monde est content d'arriver. Tout le monde mais pas lui. On l'a prévenu: "Tu vas découvrir plein de choses, rencontrer plein de monde, voir des choses nouvelles." Et bien ça ne m'intéresse pas le moins du monde, lui, tout ça. Ces réunions de travail à l'autre bout du monde, prétexte de fonctionnaires pour rentabiliser l'argent des mécénats privés sous couvert de symposiums, congrès, et autres strip-teases cérébraux, lui donnaient la nausée.
Mais cette fois-ci, pas moyen d'y échapper. Son directeur en était l'un des organisateurs pricipaux et avait personnellement insisté pour qu'il tienne une conférence de premier ordre "à l'image de notre unité de recherche" avait-il dit.
Alors me voilà à Madrid, il est 10h45 du matin et déjà, j'ai trop chaud.

Fuck ! L'injure retenti sur presque dix rangées de sièges. Les plus proche, réveillés par l'obscénité, soulève leur bandeau du coin d'un doigt pour jeter un coup d'oeil sur l'énergumène qui est à l'origine de cette gêne.

Elle s'est endormie sur son épaule. Il ne la connait pas; à peine un bonjour esquissé du bout des lèvres lorsqu'elle s'est installée rangée 21, allée B. Il lui avait proposé le hublot, rangée 21, allée A. Elle avait décliné avec un fort accent espagnol. Ce vol, elle le connaissait bien maintenant.
Il se demande s'il la trouvait belle. Difficile de se faire une idée du visage de ses voisins directs sans passer pour un obsédé. Tout de même, elle avait l'air gentille.
Légères secousses dans l'air; l'inconnue se réveille, les yeux embués, affichant une mine gênée. Et ravissante.

Nuages (trouée), huile sur planche récupérée, 39x25 cm

Gris, puis gris. Entre les deux, bleus. Entre les deux, nous, les passagers, eux, l'équipage et puis lui, de l'énorme carlingue à la pointe de l'aileron arrière.
Cent fois je suis monté dedans, cent fois je me suis étonné que les lois de la physique autorisent une telle chose à se maintenir en l'air, mi-oiseau, mi-paquebot.


Le crash (la déchirure), huile sur planche récupérée, 35x22 cm

Turbulences. Passagères, si l'on en croit la voix filtrée du commandant de bord. Il n'en croit rien. Chaque secousse, son coeur y fait écho. Il n'a jamais aimé l'avion, et cette fois-ci n'est pas une exception. Surtout à bord de ce vieux boeing croulant.

Un sandwich au poulet, un muffin et un café. Elle ouvre machinalement les compartiments correspondants de son chariot conçu sur mesure pour ce boeing. Encaissement d'un sourire forcé.
Ce soir elle sera chez elle, première fois depuis six jours. Ses enfants ne seront pas là, elle n'a jamais eu le temps d'en faire. Rencontrer quelqu'un fut déjà assez compliqué. Internet fait des miracles, son amie l'avait prévenue. Elle se demande combien d'autres hôtesses de l'air et autres intermittentes du foyer son homme voyait en même temps.
Elle croise le sourire d'une femme qu'elle devine à peine plus âgée qu'elle, assise seule tournée vers le hublot. Elle semble heureuse d'être là, en l'air, au-dessus de tout.

Il ouvre les yeux. Ou bien il récupère le sens de la vue, car il est persuadé d'avoir gardé les yeux ouverts tout du long malgré les soubresauts, malgré l'explosion et la vision des vies déchirées.

Il est toujours sur son siège, la ceinture de sécurité toujours bouclée. Il devne qu'elle doit être à l'origine de cette douleur transperçante sous son nombril.
Autour de lui tout est calme, pas un bruit. Vraiment, aucun bruit.